Courage et transparence                     

Jelena Popovic

role in Michka’s films

Zéro Tolérance —  Directrice de la production

JP: … Attends, e je vais chercher mon cahier de production de Zéro Tolérance... Voilà. Le titre de travail du film était La Différence. Le cahier incluait l'autorisation du directeur de service de la police  : "Pour donner suite à votre courrier électronique du 13 juin 2002 dans lequel vous faisiez part de votre projet de film documentaire sur la police francophone en milieu multiethnique, la présente est pour vous confirmer que c'est avec enthousiasme que le Service de la police de la Ville de Montréal collaborera à cette production."

 MF: Tu as fait tous les tournages avec Michka?

 JP: Oui, on a vraiment tourné le tout ensemble. Оn faisait des promenades de nuit avec les agents, on avait des entrevues avec certaines personnes du corps policier. Parfois on a tourné dans les parcs. Il y avait des jeunes qu'on a interviewés qui disaient : "Même si on est juste assis dans le parc, il y a des policiers qui viennent nous dire qu'il faut qu'on bouge". Michka a alors posé la question difficile : "Pourquoi on ne donne pas le droit aux jeunes d'être dans le parc?". Les policiers ont dit : "II y en a qui distribuent de la drogue. S'ils font cela, alors il faut les arrêter." Mais Michka insistait que le travail de la police est d’arrêter les criminels, et non pas de dire aux jeunes de ne pas être dans les parcs. C'est là en fait, que ça commence à dégénérer vers le profilage – quand on dit aux gens de couleur qui sont dans les parcs de ne pas pouvoir être là.

Michka croyait que la police était une force de paix et non pas simplement une force d'ordre. Si on bâtit les relations avec les communautés, on retrouve différents profils de gens à l'intérieur du corps policier. Il devient une force de paix. Le film part de cette position-là. Et d’ailleurs, plusieurs policiers en parlent dans le film des exemples de cette approche gagnante où le corps policier dans différents quartiers de Montréal tisse les liens avec la communauté desservie.  

 MF: On a fait une projection du film il y a quelques années au Café Obscura à Montréal en hommage à elle. À un moment, les gens ont éclaté de rire parce qu'il y a un policier, plutôt dans l'administration, je crois, qui parlait du rôle de la police dans les communautés. Et elle dit quelque chose du genre : "C'est très beau, tout ça, mais qui va faire l'oppression?"

C’est comme si elle avait plusieurs vies. Ça me rassurait, et elle a en quelque sorte influencé la suite de ma propre vie.

JP: Oui. Pendant que l'équipe tournait, un de mes rôles était de transcrire les entrevues en mode ‘live’—autant que possible. Et je me souviens d’avoir levé les yeux, surprise par la réponse que je venais de transcrire. Ce sont des propos à la fois discriminatoires et naïfs d'innocent - c’est très compliqué. On rêve tous d’une société juste et saine, et je crois que ce film a été utile à ce point. Je me souviens que quelques années plus tard, Michka a reçu une demande du Parlement à Québec qui souhaitait à ce qu’il y ait une projection du film aux députés lors de l’adoption de la loi anti-profilage racial.

MF : Est-ce que les policiers étaient à l'aise avec la présence de l’équipe ?

JP : Tout le monde était à l'aise pendant qu'on tournait. Certains policiers, même les plus hauts placés, nous ont un peu ouvert leur cœur. Quand on est assis avec quelqu'un pendant longtemps dans la voiture de police, on commence à comprendre un peu mieux leur quotidien et leur réalité. Par exemple, un policier nous disait que même quand il fait très froid, il tient la fenêtre ouverte parce qu'il faut entendre la ville. On ne peut pas juste la voir. Il faut qu'il entende l'esprit et l'état d’âme de la ville. On ne s’attendait pas nécessairement à avoir des propos aussi poétiques.

Michka voulait peindre leur quotidien mais aussi la réalité des jeunes, ceux qui sont parfois sujets de profilage racial par certains policiers. Alors elle a aussi posé des questions difficiles.

On a tourné ainsi pendant la Carifesta, et soudainement, devant la caméra, il y a eu six policiers qui venaient d’arrêter un seul homme noir. Ils le tenaient par les bras et les jambes, sa face tournée vers l'asphalte, et l'ont tenu ainsi pendant qu’ils marchaient vers leur voiture, puis d’autres policiers sur chevaux sont entrés dans le cadre. C’était une scène complètement surréaliste.

Seize ans plus tard, avec Georges Floyd et Black Lives Matter, le film est autant d'actualités, sinon plus. Le profilage racial continue à être un problème dans le monde entier, mais pas nécessairement dans le cœur de tout le monde. Le racisme, il existe parfois inconsciemment. Afin de souligner ou de s'attaquer au racisme inconscient, il faut d'abord l'identifier. Et pour l'identifier, il faut poser des questions. Puis il faut juxtaposer certaines réponses — certains propos — pour le dévoiler.

C'était toujours une approche honnête et simple. Je dis souvent que j'ai appris le plus dans ma vie professionnelle en assistant les bons réalisateurs, y compris Michka. Je pense vraiment qu'elle était très transparente, elle posait des questions complexes, des questions ouvertes sur le racisme. Ce n'est pas nécessairement dans le film final. Mais si quelqu'un avait écouté toutes les entrevues… c’étaient des questions provocantes.

Michka avait un regard extérieur puisqu'elle n'est pas née ici. Par contre, son tout dernier film - Les Aventuriers - c'est  une vraie ode d'amour au Québec, à la beauté de cette diversité dont Michka a été amoureuse. Mais avec le film Zéro Tolérance, sa position a été mal interprétée par certains. Michka ne faisait que relever le problème de profilage racial, qui d’ailleurs existe encore, comme on a vu avec Joyce Echaquan.[1] On ne peut pas changer les mentalités sans en parler. Donc il faut parfois provoquer pour pouvoir commencer une conversation.

C’est ça le pouvoir du cinéma de Michka : juxtaposer les éléments visuels et sonores pour créer un nouveau niveau de compréhension.

On a tourné ainsi pendant la Carifesta, et soudainement, devant la caméra, il y a eu six policiers qui venaient d’arrêter un seul homme noir. Ils le tenaient par les bras et les jambes, sa face tournée vers l'asphalte, et l'ont tenu ainsi pendant qu’ils marchaient vers leur voiture, puis d’autres policiers sur chevaux sont entrés dans le cadre. C’était une scène complètement surréaliste.

 Seize ans plus tard, avec Georges Floyd et Black Lives Matter, le film est autant d'actualités, sinon plus. Le profilage racial continue à être un problème dans le monde entier, mais pas nécessairement dans le cœur de tout le monde. Le racisme, il existe parfois inconsciemment. Afin de souligner ou de s'attaquer au racisme inconscient, il faut d'abord l'identifier. Et pour l'identifier, il faut poser des questions. Puis il faut juxtaposer certaines réponses — certains propos — pour le dévoiler.

MF: Je pense toujours à une scène de son premier film, Loin d’où? Un jeune marche avec un filet de hockey sur l'épaule, une image d’appartenance au Québec par excellence. Et puis il passe un mur où les spectateurs voient le nom Anthony Griffin, qui a été tué par la police.[1] Et on entend des sirènes.

JP: C'est ça le pouvoir du cinéma de Michka : juxtaposer les éléments visuels et sonores pour créer un nouveau niveau de compréhension. Ce sont des films "points de vue" et ces points de vue sont importants dans une société ouverte. Je ne pense pas personnellement qu'on puisse les considérer biaisés lorsqu'on donne la parole et du temps égal à tous les partis. Je pense que ce n’est pas facile de faire un film comme ça. Le point de vue de Michka était de dévoiler des choses difficiles à identifier. Et pour ça, il fallait du courage. Il fallait de la transparence qu'elle a eue dès le départ. Et c'est ça qui est le plus important, je pense.

J'ai toujours regretté de ne pas pouvoir faire partie de l'équipe du film suivant, Prisonniers de Beckett, qui reste pour moi un petit chef-d'œuvre documentaire. Mais avec Zéro Tolérance, j'ai vraiment eu un cours magistral tôt dans ma carrière de la part d'une cinéaste haut de gamme. Elle m'a donné espoir en m’apprenant qu'il fallait y croire, qu'il fallait s'y donner, qu'il fallait oser, qu’il ne fallait pas avoir peur, qu'il fallait bâtir et entretenir les relations avec l'équipe et avec les sujets des films.

MF: Est-ce que tu penses que le fait que Michka et toi êtes toutes les deux des femmes immigrantes a eu un effet?

JP: Ça nous a sûrement liées davantage mais ce n'est pas nécessairement la question d'être femme immigrante. Quand Michka me racontait sa vie avec toutes les péripéties tunisiennes, israéliennes, françaises, canadiennes et québécoises, c'est comme si elle avait plusieurs vies. Ça me rassurait, et elle a en quelque sorte influencé la suite de ma propre vie. Donc c'est comme avoir une grande sœur. C'était ça la beauté de Michka. Elle n’a jamais été preachy. Elle savait très bien dire "non" de façon à la fois douce et inébranlable. Et tout ça, ce sont des apprentissages - je continue encore à la découvrir en lisant La Lune des coiffeurs. Mais dès le jour où on s'est rencontrées, elle a eu cette approche. Elle savait qu'elle avait quelqu'un de jeune à côté d'elle, mais elle avait confiance. Ce n'est pas le cas juste avec moi, j'ai reconnu le même principe avec plein de jeunes gens avec qui elle a travaillé. Elle aura enseigné plein de choses sans jamais vouloir enseigner. C'est pour ça qu'elle nous a tant marqués. Elle nous a marqués à vie.

MF: Je suis content que tu aies mentionné La Lune des coiffeurs, son livre de récits. Tu as organisé une soirée avec des cinéastes femmes pour qu'elles puissent regarder des extraits de ses films pour introduire son œuvre. Et puis tu as donné le livre à chacune.

JP: J'ai réalisé, par Facebook, que Xi Feng et moi avions une autre connaissance en commun – une jeune cinéaste d’animation, et là, ça m'a donné l'idée : ça serait génial d'introduire le travail de Michka à toutes ces jeunes femmes réalisatrices, animatrices et artistes visuelles. Donc je les ai toutes invitées à un home-made Meet the Artist. On a regardé Loin d’où?, un film très visuel et poétique, et les extraits de certains films. Xi Feng et moi leur avons parlé de nos expériences respectives avec Michka, de sa carrière et de son approche en tant que cinéaste. C'était vraiment formidable, une belle soirée. Je crois qu’elles ont été marquées, toutes ces femmes, par cet hommage un peu improvisé à Michka. Et oui, j'ai offert une copie de La Lune des coiffeurs  à chacune entre elles.

[1] Anthony Griffin, un Noir de 19 ans, a été tué par un policier le 11 novembre 1987. Ce dernier avait dit que son arme a été explosé accidentellement. Il a été acquitté dans deux procès différents.

[2] Joyce Echaquan, une femme Atikamekw de 37 ans, s’est étient au Centre hospitalier de Lanaudière à Saint-Charles-Borromée le 28 septembre 2020. Avant sa mort, elle avait enregistré un video en directe au Facebook qui montrait comment elle était en détresse et que le staff de l’hôpital l’a ignorait.